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    Antoon Van Dyck

    Le Calvaire, ou Le Christ en Croix, la Vierge, saint Jean et sainte Marie Madeleine

    Notes sur l’état de l’œuvre

    cat4_p01957 : restauration de quelques accidents ; 1974 : allègement du vernis ; 1978 : reprise de l’allègement du vernis, enlèvement de la toile de son châssis (déclouage) et nettoyage de ce dernier, pose de bandes de tension, masticage des bords et bordage ; 1979 : réintégration de la couche picturale. Tableau rentoilé, aspect satisfaisant1.

    Historique

    cat4_p1Achat par la châtellenie de Bergues (acquis auprès de Rubens, avec un Jugement de Salomon de ce dernier, par la ville en 1620-1621, 3 600 livres les deux)2 ; maître-autel de l’église du collège des Jésuites de Bergues Saint-Winoc ; cédé par les Jésuites (sans date) ; acquis en 1747 à Anvers par le restaurateur Colins ; vendu par Colins à Louis XV en 1749 pour 12 000 livres (concurrence de Frédéric II de Prusse, amateur de tableaux nordiques) ; destiné au maître-autel de l’église Saint-Louis de Versailles, mais exposé au public en 1750 au Luxembourg, avec une partie de la collection royale ; en 1753-1754, Jean-Baptiste Descamps enregistre dans la collection du roi un « Notre Seigneur en croix3 » de Van Dyck – mais il fait probablement référence à la Crucifixion déposée au musée de Rennes (fig. 4-10) ; exposé à l’ouverture du Muséum central des arts (1793), nº 30.

    Bibliographie

    cat4_p2Descamps, 1769 Jean-Baptiste Descamps, Voyage pittoresque de la Flandre et du Brabant, avec des réflexions relativement aux arts et quelques gravures, Paris, 1769. , p. 321 ; Landon, 1823-1835 Charles Paul Landon, Annales du musée et de l’école moderne des Beaux-Arts, Paris, 1823-1835 (2e édition), 17 vol. , vol. 11 (École flamande), p. 28 ; Smith, 1829-1842 John Smith, A Catalogue Raisonné of the Works of the Most Eminent Dutch, Flemish and French Painters…, Londres, 1829-1842, 9 vol. dont un supplément. , vol. II (Painted Chiefly by the Artist’s Scholars), nº 393, et nº 180 in Supplement ; Villot, 1852 Frédéric Villot, Notice des tableaux exposés dans les galeries du Musée national du Louvre. 2e partie. Écoles allemande, flamande et hollandaise, Paris, 1852. , p. 431 ; Viardot, 1860 Louis Viardot, Les Musées de France. Paris. Guide et mémento de l’artiste et du voyageur, Paris, 1860 (1re édition 1855). , p. 136 ; Duvaux et Courajod, 1873 Lazare Duvaux, Livre-journal de Lazare Duvaux, marchand bijoutier ordinaire du Roy, 1748-1758. Précédé d’une étude sur le goût et sur le commerce des objets d’art au milieu du xviiie siècle… par Louis Courajod, Paris, 1873, 2 vol. , vol. I, note 1, p. xxiv, note 2, p. lxxxviii, note 4, p. clxxi ; Rooses, 1886-1892 Max Rooses, L’Œuvre de P. P. Rubens. Histoire et description de ses tableaux et dessins, Anvers, 1886-1892, 5 vol. , vol. II, nº 302, p. 102 ; Engerand, 1900 Fernand Engerand, Inventaire des tableaux commandés et achetés par la Direction des bâtiments du roi (1709-1792), Paris, 1900. , p. 606 ; Guiffrey et Tuetey, 1909 Jean Guiffrey et Alexandre Tuetey, « La commission du Muséum et la création du musée du Louvre (1792-1793) », Archives de l’art français, tome III, Paris, 1909. , nº 30 (Archives nationales F17 1267) ; Oldenbourg, 1921 Rudolf Oldenbourg, P. P. Rubens. Des Meisters Gemälde, Berlin et Stuttgart, coll. « Klassiker der Kunst », 1921. , p. 263 ; Glück, 1931 Gustav Glück, Van Dyck. Des Meisters Gemälde in 571 Abbildungen, Berlin et Stuttgart, coll. « Klassiker der Kunst », 1931. , p. 19 ; Mâle, 1932 Émile Mâle, L’Art religieux après le concile de Trente. Étude sur l’iconographie de la fin du xvie siècle, du xviie siècle, du xviiie siècle. Italie, France, Espagne, Flandres, Paris, 1932. , p. 272 ; Delattre, 1940-1957 Pierre Delattre (dir.), Les Établissements des Jésuites en France depuis quatre siècles. Répertoire topo-bibliographique publié à l’occasion du quatrième centenaire de la fondation de la Compagnie de Jésus, 1540-1940, Wetteren, 1940-1957, 5 vol. , vol. I (Abbeville-Cyriacum), p. 614 ; Thirion, 1954 Jacques Thirion, « Influences étrangères sur un retable de Lampaul-Guimiliau (Côtes-du-Nord) », Bulletin monumental, tome 112, nº 3, Paris, 1954, p. 290. (copie dans l’église de Lampaul-Guimiliau) ; Müller Hofstede, 1967 Justus Müller Hofstede, « Vier Modelli von Rubens », Pantheon, vol. XXV, Munich, 1967, p. 430-444. , p. 431 et 442-443 ; Brejon de Lavergnée, Foucart et Reynaud, 1979 Arnauld Brejon de Lavergnée, Jacques Foucart et Nicole Reynaud, Catalogue sommaire illustré des peintures du musée du Louvre. I. Écoles flamande et hollandaise, Paris, 1979. , p. 53 ; Larsen, 1988 Erik Larsen, The Paintings of Anthony Van Dyck, Lingen, 1988, 2 vol. , vol. II, nos 150 et 263 ; Jaffé, 1989 Michael Jaffé, Rubens. Catalogo completo, Milan, 1989. , nº 489, p. 240 ; Chatelus, 1991 Jean Chatelus, Peindre à Paris au xviiie siècle, Nîmes, 1991. , p. 199 ; Bauman et Liedtke, 1992 Guy C. Bauman et Walter Liedtke, Flemish Paintings in America. A Survey of Early Netherlandish and Flemish Paintings in the Public Collections of North America, Anvers, 1992. , p. 57 ; Gautier, [1867] 1994 Théophile Gautier, Guide de l’amateur au musée du Louvre, Paris, 1994 (1re édition 1867). , p. 107 ; Loomie, 1996 Albert J. Loomie, « A lost Crucifixion by Rubens », The Burlington Magazine, vol. 38, nº 1 124, Londres, novembre 1996, p. 734-739. , p. 737 ; Dubreuil, 2002 Marie-Martine Dubreuil, « Le catalogue du Muséum français (Louvre) en 1793. Étude critique », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français. Année 2001, Paris, 2002, p. 125-165. , nº 30, p. 133 ; Marandet, 2003 François Marandet, « Pierre Remy (1715-97). The Parisian Art Market in the Mid-Eighteenth Century », Apollo, vol. 158, nº 498, Londres, août 2003, p. 32-42. , fig. 3, p. 34, et p. 35 ; Caumont et Monfort, 2006 Gisèle Caumont et Marie Monfort, Patrimoine des Hauts-de-Seine. Guide des tableaux conservés dans les édifices publics et privés, Paris, 2006, 2 vol. , vol. I (copie de 1873, par Amélie Beaury-Saurel, église Saint-Étienne, à Issy-les-Moulineaux) ; Leclair, 2006 Anne Leclair, « Un cabinet de tableaux méconnu : les “Rubens” du marquis de Voyer d’Argenson en 1750 », Revue de l’art, nº 153, 2006/3, Paris, 2006, p. 41-56. , nº 138, p. 47, et p. 56 ; Foucart, 2009 Jacques Foucart, Catalogue des peintures flamandes et hollandaises du musée du Louvre, Paris, 2009. , p. 245 (Rubens Petrus Paulus et atelier (Antoon Van Dyck ?)) ; Leclair, 2009-2010 Anne Leclair, « François Louis Colins (1699-1760), restaurateur des tableaux de Louis XIV, marchand et expert à Paris », Technè, nº 30-31, Paris, 2009-2010, p. 125-139. , p. 134, et notes 102 à 105 ; Étienne, 2012 Noémie Étienne, La Restauration des peintures à Paris (1750 - 1815). Pratiques et discours sur la matérialité des œuvres d’art, Rennes, 2012. , p. 26, et note 32, p. 42 ; Massing, 2012 Ann Massing, Painting Restoration before “La Restauration”. The Origins of the Profession in France, Turnhout, 2012. , p. 68, et note 48, p. 113 (détail des transactions de Colins).

    1cat4_p3Spectaculaire retable, inconcevable sans l’ambiance rubénienne, mais dans lequel il faut voir une création vigoureuse du jeune Van Dyck.

    2cat4_p4À Bergues, dans l’abbaye de Saint-Winoc d’où provient ce Calvaire qui ornait le maître-autel, se trouvaient des œuvres d’après Van Dyck : un portrait de l’archiduc Ferdinand et un portrait du peintre David Ryckaert4. Ces maigres données voisinent, dans l’historique de notre tableau, avec la cession de l’œuvre, par les Jésuites, à une date indéterminée.

    3cat4_p5En revanche, les informations concernant son histoire matérielle se multiplient à compter du xviiie siècle. Le rôle de François Louis Colins, personnage vaguement interlope, restaurateur, marchand de tableaux, agent, explique la chose. C’est Colins qui devint l’associé de Marie-Jacob Van Merlen, la célèbre veuve Godefroid chargée de l’entretien des tableaux du roi. Il s’entremit, dans la prisée comme la vente d’œuvres d’art, auprès des Van Loo, du duc de Bourbon, de Rigaud5… C’est Colins qui vendit, en 1749, notre toile, donnée alors à Rubens, à Louis XV. Dans une lettre à Lenormant de Tournehem (oncle de la Pompadour et directeur des Bâtiments du roi), le 4 septembre, Colins déclarait que le roi de Prusse avait entamé des démarches auprès de lui pour l’acquisition de ce tableau ; il ajoutait : « Une chose encore qui doit décider, c’est que le sujet est le même que celui que l’on vouloit faire exécuter pour l’église Saint-Louis de Versailles, qui étoit un saint Louis au pied de la Croix. Le hazard fait que le saint Jean est vêtu d’une draperie rouge, et qu’il a beaucoup du caractère de tête que l’on donne ordinairement à saint Louis avec cette différence, si on ose le dire, que celuy-cy est beaucoup plus noble ; il n’y a qu’une couronne à ajouter au pied de la croix et quelques fleurs de lys à jeter sur la draperie6. » Ce texte dit la licence qui régnait alors dans ce qu’il était envisageable de faire subir aux œuvres.

    4cat4_p6En 1750, la toile est au Luxembourg. En 1777, elle est crevée. Jacques Bailly, peintre et garde des tableaux du roi, rend compte de cet accident, en date du 13 avril ; la chose, pour un événement de ce type sous l’Ancien Régime, est assez rare pour être notée : « Il est arrivé hier samedi un malheur au Luxembourg. Le grand tableau du Christ de Rubens [sic], qui est exposé sur un chevalet dans la première pièce, a été crevé. C’était le jour du public ; le Suisse, qui étoit de garde, a voulu passer derrière ce tableau pour chasser un chien qui s’y était retiré : il a heurté le tableau, l’a fait tomber de dessus les chevilles, la toile a porté sur une cheville de fer qui au moyen d’une corde le tient incliné par le haut et cette cheville a percé le tableau. » (Paris, Archives nationales, O1 1911) L’incident fut réparé par Hacquin au prix de six livres (Paris, Archives nationales, O1 1933). En 1789, l’œuvre est restaurée par Martin (qui insiste sur son labeur, évidemment afin de renchérir ses services) : « […] étoit dans le plus mauvais état, intercepté par des repeints mis en différents temps sur la crasse, enlevés lesdits repeints avec beaucoup de difficulté, l’avoir raccordé à chaque place avec beaucoup de soin, ce qui a été long difficile. 500 livres. » (Paris, Archives nationales, O1 1931) Un allègement du vernis a été entrepris en 19747.

    Photographie montrant un élément architectural avec, au centre, dans une lunette, une peinture de Hans Makart représentant le corps du Christ déposé de la Croix.
    Fig. 4-1 Hans Makart, Antoon Van Dyck (?) contemplant le Christ mort, 1881-1884, huile sur toile, Vienne, Kunsthistorisches Museum, escalier d’honneur (Stiegenhaus), sans numéro. Photo © KHM-Museumsverband
    Le corps nu du Christ déposé de la croix occupe toute la largeur de la lunette d’un édifice richement décoré. Il repose sur des linges blancs et semble sans vie. Derrière lui, un personnage que l’on pourrait identifier comme Antoon Van Dyck le contemple attentivement, sa main droite repose sur un pupitre ou un chevalet, sa main gauche sur sa joue. Le fond doré fait ressortir les deux personnages.

    5cat4_p7Le Calvaire est une pièce importante de l’opus religieux de Van Dyck8. C’est, d’ailleurs, cet aspect de son travail qui a pu être mis en avant dans certains des panthéons de l’Europe artistique : ainsi, lorsque Hans Makart peint, au début des années 1880, dans une des lunettes du Stiegenhaus au Kunsthistorisches Museum de Vienne (décor confié, entre autres, aux frères Klimt et à lui-même) une effigie de Van Dyck, c’est devant un Christ mort qu’il place le Flamand (fig. 4-1). Dans l’un des hauts lieux de l’histoire de l’art, on commémore non seulement Van Dyck portraitiste, mais aussi artiste chrétien.

    6cat4_p8Le Calvaire illustre la veine, exigeante jusqu’à la stridence, développée par le jeune Van Dyck dans la représentation de l’histoire sainte. Le tableau du Louvre, un martyre du Christ sur le Golgotha vraisemblablement peint dans l’atelier de Rubens par notre artiste, est représentatif d’un art catholique militant. Van Dyck, devenu maître dans la guilde de Saint-Luc le 11 février 1618, a alors environ vingt ans.

    Grande sculpture de Bernin, en bronze, représentant le Christ en Croix.
    Fig. 4-2 Gianlorenzo Bernini, dit Bernin, Le Christ crucifié (Corpus), vers 1655, bronze, H. 174 cm, Toronto, The Art Gallery of Ontario, don Murray Frum Family 2006, 2006/86. Photo © Art Gallery of Ontario
    Ce grand crucifix de bronze figure le Christ crucifié, les bras levés en V au-dessus de la tête qui est penchée vers sa droite. Un pan de la draperie qui lui ceint les hanches flotte au vent sur son côté gauche.

    7cat4_p9Il suffit de rappeler la douceur d’un Crucifix du jeune Michel-Ange (vers 1492-1494, église Santo Spirito, Florence) pour apercevoir, dans sa profondeur, l’intensité de la proposition vandyckienne. Lorsque l’on sait le culte que Rubens vouait à l’Italien, l’originalité de Van Dyck apparaît pleinement. Même un Bernin, avec son Christ en Croix grandeur nature (fig. 4-2), n’explore pas le supplice d’un homme fruste, comme le fait Van Dyck.

    Peinture de Rubens représentant le Christ en Croix, entouré de deux autres crucifiés et de nombreux personnages, dont un soldat romain qui lui perce le torse avec une lance.
    Fig. 4-3 Pierre Paul Rubens, Le Christ entre les deux larrons, dit Le Coup de lance, 1619-1620, huile sur toile, 429 × 311 cm, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen, 297. Photo CC0 Collection KMSKA – Communauté flamande
    Cette immense toile représente de trois quarts le Christ en croix, entouré de deux autres crucifiés, le bon et le mauvais larron. À gauche, un soldat monté sur un cheval gris pommelé perce avec sa lance le torse du Christ. Au pied de la croix, saint Marie Madeleine, agenouillée et vêtue de jaune, lève le bras vers le soldat en signe d’imploration. Un autre soldat sur un cheval bai, coupé à mi-corps par le bord du tableau, regarde la scène. Deux autres lances surgissent du bord gauche du tableau. À droite, trois personnages expriment leur douleur et forment un groupe uni : saint Jean, vêtu de rouge, est appuyé sur la Vierge en bleu dont la tête est rejetée en arrière, vers une autre femme qui se tord les mains. Derrière saint Jean, un soldat en armure se tient sur une échelle appuyée à une croix et regarde le crucifié. À l’arrière, en contrebas de la colline où a lieu la scène, deux visages de personnages sont levés vers le Christ. Le ciel est envahi d’une épaisse pénombre qui fait ressortir la blancheur du corps nu du Christ.

    8cat4_p10C’est l’exemple de Rubens qui est derrière le tableau du Louvre. Le Christ expiré sur la Croix de Van Dyck doit tout au Coup de lance, le retable destiné au maître-autel de l’église des Récollets d’Anvers, commandé par Nicolas Rockox et installé in situ en 1620 (fig. 4-3). Avançant dans la chronologie de la Passion, la toile de Van Dyck montre la plaie ouverte au flanc de Jésus, le sang ruisselant jusque sur le perizonium, entièrement maculé. Lorsque Bernin dessine son Allégorie du sang du Christ en 1670 (Haarlem, Teylers Museum, D. 10), feuille où le sang de Jésus crucifié forme une mer appelée à submerger les péchés de l’humanité, c’est à l’ars moriendi qu’il se réfère, la « bonne mort », entendons la spirituelle : faut-il voir dans le retable du Louvre une œuvre puisant aux mêmes sources, celles tant prisées par les Jésuites, l’Imitatio Christi de Thomas von Kempen ou l’Introduction à la vie dévote de François de Sales ?

    Dessin à la plume de Van Dyck représentant soldats et cavaliers dans la montagne.
    Fig. 4-4 Antoon Van Dyck d’après Pieter Bruegel l’Ancien, La Conversion de Saul, vers 1610-1612, plume et encre brune, lavis gris, sur papier, 26,1 × 21 cm, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen, MB 5021 verso (PK). Photo © Studio Tromp
    Ce dessin à la plume représente de dos une troupe de soldats à pied et de cavaliers qui progresse dans un paysage de colline. Les silhouettes sont de plus en plus esquissées au fur et à mesure que les personnages semblent s’éloigner.

    9cat4_p11Le jeune Van Dyck a gardé la Croix en forme de tau, a déplacé la Vierge et saint Jean, tous deux repris avec variantes de Rubens (en particulier l’attitude éplorée de Marie, cernée d’un léger halo, mais cette fois-ci à dextre, avec les mains tordues par la peine). Les larrons, Dismas et Gesmas, ont disparu de l’image, suivant un procédé de concentration narrative (Herauslösung que pratiquera Rembrandt9) qui contraste avec le grouillement de personnages dans lequel Rubens se meut. Après le drame, la contemplation de l’Andachtsbild ; après les cris, le silence. La notion d’épilogue est bien présente : l’échelle, sur laquelle était monté l’un des bourreaux chez Rubens pour fracasser les jambes d’un larron, se retrouve chez Van Dyck, portée par l’un des hommes qui disparaissent au loin, sur la route ramenant, depuis le tertre du Golgotha, à Jérusalem. Une belle conception narrative, reprise par Van Dyck dans l’immense Crucifixion de Lille10. L’idée d’une route sinueuse, où s’enfoncent des soldats tournant le dos au spectateur, est aussi présente dans une feuille de la même époque (fig. 4-4), une copie partielle d’après une réplique de La Conversion de Saul de Pieter Brueghel l’Ancien (Vienne, Kunsthistorisches Museum).

    10cat4_p12Par-delà l’idée générale de la composition, c’est la Madeleine au pied de la Croix que Van Dyck emprunte au Rubens du Coup de lance. Elle presse sa joue, ses lèvres, sur les pieds transpercés du Christ. Rubens – en metteur en scène soucieux d’unité d’action – avait évité cette proximité charnelle (quoiqu’il l’ait pratiquée lui-même avec bonheur, par exemple dans sa Lamentation sur le corps du Christ mort, vers 1606, à Jacksonville : l’antithèse avec Rubens peut donc être nuancée11). Là où ce dernier montrait la magna peccatrix levant les mains et le regard vers Longin qui fouillait, avec sa lance, le côté de Jésus, Van Dyck la figure affaissée, lovée. Ses belles mains pleines de vie contrastent avec les chairs plombées qu’elles enserrent délicatement.

    11cat4_p13Malgré l’impétuosité de la facture, Van Dyck a respecté une subtile hiérarchie visuelle, plaçant la Madeleine en retrait de Jean et de Marie, tout en réservant à sa robe jaune étincelante et à ses cheveux blonds une place de choix. À dire vrai, la réflexion sur la couleur, loin de s’arrêter au jaune de la robe de la pénitente, est ici portée à des sommets. La frise que forment les quatre figures du premier plan, en effet, est modulée de la manière suivante. La Vierge, vêtue d’un manteau bleu, d’une robe violet sombre et d’un voile noir, présente les aspects d’une sculpture monumentale. À l’inverse, le traitement du manteau rouge de Jean l’Évangéliste est tout en aplats. La Madeleine, elle, propose avec son vêtement un ruissellement de lumière, très nettement vertical, qui guide l’œil du spectateur vers le corps glorieux du Christ (verticalité reprise par la coulée de sang). Une répartition chromatique aussi marquée ne laisse pas d’interroger, d’autant plus qu’elle est soulignée par le phénomène de l’éclipse (en haut à dextre) qui plonge l’image dans la nuit de la Passion. Van Dyck se sera souvenu de l’éclipse mise en scène par Rubens dans son triptyque de la Crucifixion de la cathédrale d’Anvers12. La couleur noire occupe ainsi presque la moitié de la surface peinte : plus ou moins parfaite, elle doit être comprise comme la mise en scène d’un problème classique en peinture, la plus ou moins grande profondeur de l’obscurité.

    Gravure d'après Rubens représentant un frontispice de livre, inserré dans un élément architectural surmonté de la déesse Junon.
    Fig. 4-5 Théodore Galle d’après Pierre Paul Rubens, frontispice gravé de François d’Aguilon, Opticorum libri sex philosophis juxta ac mathematicis utiles, dimensions au coup de planche 31,2 × 19,8 cm (in-folio), Anvers, 1613, Paris, Bibliothèque nationale de France, V-1652. Photo © Bibliothèque nationale de France
    Cette gravure constitue un frontispice de livre. La mention du titre de l’ouvrage est entourée d’une représentation architecturale au sommet de laquelle trône la déesse Junon, parée d’un diadème et entourée d’une grande clarté. Un aigle qui pose une serre sur un globe se tient à sa droite, un paon à sa gauche. Deux divinités soutiennent l’édifice : à droite, la déesse Minerve, en armure et coiffée d’un casque, tient une lance et un bouclier orné de la tête de Méduse. À gauche, le dieu Mercure porte son chapeau à ailettes et son caducée. Des instruments scientifiques sont représentés dans la partie inférieure de la composition.

    12cat4_p14Le traitement de la couleur dans cette peinture, traitement simplifié et pesé à la fois, trahit certainement l’influence des théories contemporaines visant à élucider la nature de la lumière. On pense au P. François d’Aguilon, auteur d’un Opticorum libri sex13, traité d’optique en six livres paru en 1613 à Anvers et dont on sait que Rubens était familier. Rubens, en effet, a livré les dessins des vignettes illustrant l’ouvrage, ainsi que le frontispice (fig. 4-5). De plus, François d’Aguilon collabora avec Peter Huyssens, l’architecte de l’église des Jésuites d’Anvers, église pour laquelle Rubens et son atelier (dont Van Dyck) livrèrent les grands décors14.

    13cat4_p15Selon Aguilonius (forme latinisée du nom de ce Jésuite fondateur de l’école anversoise de mathématique), le spectre coloré s’étend du blanc au noir (les deux extrêmes), en passant par le jaune, le rouge, le bleu. Ces trois couleurs fondamentales sont précisément celles utilisées par Van Dyck au premier plan de notre tableau. Les couleurs complémentaires sont doré (mélange de jaune et de rouge), pourpre (mélange de rouge et de bleu) et vert (mélange de jaune et de bleu)15. Cet usage de la couleur a des conséquences, en termes de composition, immédiates : sa force et sa clarté impressionnent et, favorisant la mise en scène d’émotions puissantes, apparaissent parfaitement dans l’esprit de la Réforme tridentine. Grâce à ce schéma coloré des plus efficaces, l’œuvre tranche sur d’autres retables flamands monumentaux contemporains – de la main de Gaspard de Crayer ou du jeune Philippe de Champaigne – lesquels semblent, dès lors, presque confus, grouillants, saturés de figures malaisées à discerner16

    Peinture de Rubens représentant une scène du Christ que l'on descend de la Croix.
    Fig. 4-6 Pierre Paul Rubens, La Descente de Croix, vers 1617, huile sur toile, 425 × 295 cm, Lille, palais des Beaux-Arts, P 74. Photo © RMN-Grand Palais / Stéphane Maréchalle
    En plein centre de l’œuvre, la blancheur du corps nu du Christ resplendit sur la pénombre qui règne sur tout le tableau. Tout autour de lui, neuf personnages s’affairent à descendre le cadavre de la croix en l’enveloppant d’un grand linge blanc. Quatre hommes sont montés sur deux échelles, tandis que la Vierge, saint Jean, et sainte Marie Madeleine, accompagnés d’une vieille femme et d’un jeune enfant, reçoivent le corps dans leurs bras. Tous les visages tournés vers le Christ (à l’exception d’un homme qui descend d’une échelle) expriment le désespoir. Au premier plan, une bassine contient un linge, ainsi que les clous et la couronne d’épines.
    Grand retable en bois, subdivisé en plusieurs compartiments, avec au centre une scène de Crucifixion.
    Fig. 4-7 Anvers, Retable de la Passion et de l’enfance du Christ, vers 1500-1510, chêne polychrome, 205 × 214 cm, Paris, musée du Louvre, département des Sculptures, R.F. 1769. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle
    Ce grand retable en bois polychrome se divise en cinq compartiments : au centre, le plus grand présente la Crucifixion, il surmonte deux petits compartiments consacrés à l’Adoration des mages et à la Nativité. À gauche, un compartiment montre un Portement de croix, à droite, une Descente de croix.

    14cat4_p16L’attitude aimante de Marie Madeleine, dans le tableau du Louvre, se retrouve dans la Catherine de Sienne de la Crucifixion destinée au couvent des Dominicaines d’Anvers (achevée avant 1629, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen, 401), mais aussi dans un exemple que l’on aurait tort de laisser de côté, la monumentale Descente de Croix, à Lille (fig. 4-6). Le tableau de Lille fut achevé par Rubens vers 1617. Il dut marquer Van Dyck : peut-être in fine est-ce à cette Descente de Croix qu’il emprunta l’idée de la Madeleine baisant la main ensanglantée de son Seigneur. Walter Liedtke, dans son commentaire du tableau lillois, rappelait le souvenir, encore et toujours présent, des retables germaniques et flamands sculptés17 (fig. 4-7). Selon lui, l’émotion du gothique tardif revivait à plein, chez Rubens, dans la représentation des épisodes de la Passion – un phénomène à même de toucher profondément le jeune Van Dyck.

    Dessin de Van Dyck représentant un homme assis, le Christ, entouré de soldats.
    Fig. 4-8 Antoon Van Dyck, Le Christ aux outrages, 1618-1620, plume, pierre noire, encre brune, estompe, lavis brun et gris, sur papier gris, 38,5 × 31,5 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, INV. 19931 recto. Photo © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier
    Le dessin représente au centre le Christ assis, les mains nouées devant lui. Il penche la tête vers sa gauche et est entouré de sept soldats. Certains sont debout et s’appuient sur des lances, d’autres sont assis ou se penchent vers lui pour lui poser sur la tête une couronne d’épines et lui remettre un roseau en guise de sceptre.

    15cat4_p17De manière plus générale, il est frappant de voir ce dernier aussi capable de copier Rubens – son Triomphe de Silène, peint vers 1618 et jadis à Berlin, reprend une composition de son maître – que de s’en détacher18. Dans cet ordre d’esprit, on notera le gouffre qui sépare le type christique sur la toile que nous présentons (émacié, torturé, commun) de celui que Van Dyck a peint et dessiné dans la scène du couronnement d’épines (notamment Paris19, fig. 4-8), où Jésus, au corps de dieu sortant de la palestre, subit son sort. Autre œuvre de jeunesse, le Christ portant sa Croix à Gênes20 (vers 1619, Palazzo Rosso, P.R. 52), est lui aussi idéalisé. Van Dyck, en Italie, parviendra à un stade nouveau de la réflexion : son Homme de douleurs, dit Ecce Homo21 (Birmingham, The Barber Institute of Fine Arts), peint à Gênes et manifestement sous l’influence de Titien, atteint à un sublime que le type illustré dans Le Calvaire du Louvre ne pouvait laisser deviner.

    16cat4_p18Les évangiles synoptiques (Matthieu, Marc, Luc) mentionnent la nuit qui s’abattit sur la scène du martyre de Jésus : « Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre. Et vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’une voix forte, Éli, Éli, lama sabachthani ? c’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu, 27, 45-46) Au verset 50, on lit : « Jésus poussa de nouveau un grand cri, et rendit l’esprit. » La tête penchée de Jésus dit, dans notre tableau, la mort. La sidération qui se lit sur le visage de Jean, comme son geste de surprise, se comprennent alors pleinement : il vient d’assister au dernier souffle de Jésus.

    Peinture de Sebastiano del Piombo représentant la Vierge éplorée et le Christ étendu au sol devant elle.
    Fig. 4-9 Sebastiano del Piombo, Pietà, 1512-1516, huile sur panneau, 260 × 225 cm, Viterbe, Museo Civico, 51. Photo © Scala, Florence, dist. RMN-Grand Palais / image Scala
    Le corps étendu sans vie du Christ occupe toute la largeur du tableau au premier plan. Il est allongé sur un drap blanc qui repose sur l’herbe. La Vierge, vêtue de vêtements dans les tons bleus et coiffée d’un voile blanc, est assise derrière lui, en plein centre de l’œuvre. Elle lève les yeux vers le ciel et joint les mains pour exprimer sa douleur. La scène se situe dans l’obscurité de la nuit, la lune brille derrière les nuages. L’arrière-plan figure un paysage de campagne où s’élèvent au loin des maisons, des arbres et des collines.

    17cat4_p19Détail marquant, une éclipse se distingue en haut, à dextre : le tableau est ainsi marqué par une lumière irréelle, la nuit et le jour se côtoyant sur la toile. Cette notation évoque la Pietà de Sebastiano del Piombo (fig. 4-9), dans laquelle l’émule de Michel-Ange éclaire ses personnages grâce à la clarté de la lune, visible à travers les nuages. La source de Van Dyck est cependant bien Le Coup de lance de Rubens (fig. 4-3) : le maître y montre, déjà, une éclipse, également à dextre (Van Dyck reprend encore cette même éclipse, à dextre toujours, dans La Crucifixion de l’église Saint-Michel de Gand, en 1629 sans doute22). La fidélité aux Écritures semble impliquer que, Jésus ayant expiré, l’obscurité accompagnant la Passion proprement dite doive se retirer lentement, avant que ne vienne la nuit du deuil, et de la lamentation sur le corps du Christ. Quoi qu’il en soit, le défi pour les peintres est de suggérer les « ténèbres » du Nouveau Testament, tout en éclairant énergiquement leurs protagonistes.

    18cat4_p20Élément négligé, les arbustes qui poussent à senestre, derrière Jean. Bien sûr, il s’agit là d’évoquer, grâce à une plante desséchée, la désolation de la scène. Pourtant, si l’on songe que Rubens omit ce détail, et que Van Dyck lui consacre au contraire tout cet espace (plus de quatre-vingts centimètres de haut), il n’est pas impossible de voir ici une illustration de l’hysope dont parle l’Évangile de Jean : « Il y avait là un vase plein de vinaigre. Les soldats en remplirent une éponge, et, l’ayant fixée à une branche d’hysope [nous soulignons], ils l’approchèrent de sa bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre23, il dit : Tout est accompli. Et, baissant la tête, il rendit l’esprit. » (Jean, 19, 29-30) Cette hysope, suivant la logique classique des préfigures, se trouve dans l’Ancien Testament (Nombres, 19, 18) où elle sert d’aspersoir à de l’eau pure. Il ne semble pas exagéré, au vu de la familiarité des acteurs du temps avec la Bible, comme de l’économie de moyens dont fait preuve Van Dyck dans le tableau du Louvre, de suggérer cette interprétation24. En droit, il n’est pas besoin d’attendre les portraits de cour que peindra Van Dyck, et où se trouvent des plantes emblématiques (par exemple, le chardon du Portrait du seigneur d’Aubigny25, Londres, National Portrait Gallery, NPG 5964), pour déceler un sens profond à la végétation peinte.

    Peinture de Jacob Jordaens représentant le Christ en Croix.
    Fig. 4-10 Jacob Jordaens, La Crucifixion, vers 1620, huile sur panneau, 217 × 171 cm, Rennes, musée des Beaux-Arts, 801.1.2. Photo © MBA, Rennes, dist. RMN-Grand Palais / Jean-Manuel Salingue
    Une grande croix creuse la perspective du tableau par une légère diagonale. Le Christ y est crucifié et son corps nu se présente de trois quarts. Il est entouré de six personnages : la Vierge vêtue de bleu et accompagnée d’une autre femme est debout à gauche, saint Jean debout et sainte Marie Madeleine agenouillée sont à droite, avec une femme qui prie, les mains jointes, et un homme. L’obscurité de l’arrière-plan fait ressortir les personnages et surtout le corps du Christ, mis en valeur par une lumière vive.

    19cat4_p21Le Coup de lance de Rubens n’est pas le seul retable flamand avec lequel Le Calvaire du Louvre entretient des liens. Songeons à la série de quinze peintures, commandées pour l’église Saint-Paul d’Anvers à différents artistes26, sans doute vers 1617. La Crucifixion de Jordaens conservée à Rennes (fig. 4-10), en l’occurrence, semble le repoussoir génial aux efforts antérieurs entrepris par Van Dyck dans notre tableau. Dans ces conditions, il n’est pas interdit de voir dans l’œuvre de Jordaens une réponse au travail de Van Dyck, au moins autant qu’à celui de Rubens27.

    Peinture de Rubens représentant le corps du Christ que l'on descend de la Croix.
    Fig. 4-11 Pierre Paul Rubens, La Descente de Croix, vers 1620, huile sur toile, 338 × 194,2 cm, Valenciennes, musée des Beaux-Arts, P.46.1.15. Photo © RMN-Grand Palais / Mathieu Rabeau
    Six personnages soutiennent le corps du Christ pour le descendre de la croix. Monté sur le sommet de la croix, un homme s’affaire à enlever le clou qui retient encore la main gauche du Christ à la croix. À mi-hauteur, deux hommes portent le corps. L’un d’eux, vêtu de rouge, est monté sur une échelle et tourne le dos. En bas, la Vierge en bleu qui se tient debout, ainsi que saint Jean et sainte Marie Madeleine agenouillés, reçoivent le corps dans leurs bras.

    20cat4_p22Dans ce même ordre d’idées, le format peut également donner des indications : la Descente de Croix de Rubens, à Valenciennes (fig. 4-11), mesure trois mètres trente-huit28, soit seulement cinq centimètres de plus que notre tableau (quoique bien plus étroite). Elle est datable vers 1620, avec cette fois-ci une Madeleine en vert, mais tenant toujours délicatement les pieds de Jésus. Avec le recul se dessine un moment homogène sur le marché de la commande, mettant en jeu Rubens, Van Dyck, Jordaens, mais aussi Cornelis de Vos, Frans Francken le Jeune, Matthijs Voet… Derrière ces pale de la fin des années 1610, c’est l’afflux d’œuvres dans les églises qui est en jeu (commandes pour les ordres mendiants, par exemple Le Coup de lance de Rubens, ou bien achats pour les établissements jésuites, comme avec notre tableau), favorisé par la trêve de Douze Ans (1609-1621). Van Dyck joua bien un rôle dans ce mouvement29.

    21cat4_p23Quant au tableau publié naguère par Justus Müller Hofstede comme esquisse rubénienne au tableau du Louvre, il paraît plus sage d’y voir une copie ancienne, tant la touche manque de brio30.

    22cat4_p24Le recueillement exalté du Calvaire du Louvre correspond assez à l’atmosphère de la devotio moderna, véhiculée par L’Imitation de Jésus-Christ. Voyez, par exemple : « Si tu ne peux contempler choses hautes & celestes, repose en la passion de Iesus Christ, & demeure volontiers en ses playes sacrees. Car si tu prens devotement ton refuge aux playes & precieuses cicatrices de Iesus Christ, tu sentiras grand reconfort en ta tribulation… » (Livre II, chap. I, édition française de 1578). L’Imitation de Jésus-Christ est aujourd’hui donnée à Thomas à Kempis : le livre fut écrit en Flandre. On ne peut surestimer l’importance de l’ouvrage, le plus lu après la Bible. Rubens en possédait un exemplaire, en français, dans sa bibliothèque31. Ce climat de piété doit être relevé, au moins autant que le nombre de clous de la Passion (les Jésuites achetèrent, ici, un tableau avec quatre clous et non trois32).

    23cat4_p25Enfin, au vu de la qualité de notre tableau à dater de la fin des années 1610, on comprend que Rubens, au moment de signer le contrat pour le décor de l’église des Jésuites d’Anvers (29 mars 1620), ait fait coucher par écrit qu’un des grands retables latéraux devait être exécuté par Van Dyck33.

    24cat4_p26Des copies du grand format du Louvre se retrouvent dans des églises de France. Citons une copie de mêmes dimensions, à Saint-Valier de Saint-Girons (Ariège), commandée en 1843 au copiste Jules Audoin34, ou encore à Saint-Fructueux d’Azereix (Hautes-Pyrénées). Citons aussi, en Auvergne, une copie en l’église Saint-Martin de Lieutadès, de 1872, une autre en l’église Saint-Jacques de Sériers, du début du xixe siècle, une copie en l’église Saint-Saturnin de Marmanhac, de 187235.

    25cat4_p27Cézanne a fait une copie dessinée du Christ de Van Dyck, retenant seulement les mains de la Madeleine36.

    1. Dossier C2RMF : F15745 ; dossier de restauration : P3103.

    2. Foucart, 2009 Jacques Foucart, Catalogue des peintures flamandes et hollandaises du musée du Louvre, Paris, 2009. parle d’un Jugement dernier, mais il semble que le tableau soit un Jugement de Salomon (aujourd’hui au musée de Copenhague, huile sur toile, KMSsp185), offert par le maréchal de France Josias Rantzau en 1649 (documents des archives municipales de Bergues, commentés dans La Voix du Nord, édition du 24 avril 2019 : « Où sont les œuvres de l’atelier de Rubens, acquises par la châtellenie en 1621 ? »). On pourrait songer à d’autres peintures rubéniennes de même thème, par exemple Le Jugement de Salomon du Prado, une œuvre de l’atelier de Rubens qui apparaît dans les collections d’Isabelle Farnèse en 1746 – mais la « filière » Rantzau (qui gouvernait Bergues dans les années 1640) semble la plus convaincante. Enfin, le thème du Jugement dernier ne paraît pas adapté à une église comme celle de Bergues, trop modeste.

    3. Descamps, 1753-1764 Jean-Baptiste Descamps, La Vie des peintres flamands, allemands et hollandois, avec des portraits gravés en taille-douce, une indication de leurs principaux ouvrages, et des réflexions sur leurs différentes manières, Paris, 1753-1764, 4 tomes. , tome II, p. 22.

    4. Oursel, 1977 Hervé Oursel (dir.), La Peinture flamande au temps de Rubens (catalogue d’exposition, Lille, palais des Beaux-Arts, 1977 ; Calais, musée des Beaux-Arts et de la Dentelle, 1977 ; Arras, Musée municipal, 1977), Lille, 1977. .

    5. Marandet, 2003 François Marandet, « Pierre Remy (1715-97). The Parisian Art Market in the Mid-Eighteenth Century », Apollo, vol. 158, nº 498, Londres, août 2003, p. 32-42. , notamment fig. 3, p. 34, et p. 35 pour notre tableau.

    6. Duvaux et Courajod, 1873 Lazare Duvaux, Livre-journal de Lazare Duvaux, marchand bijoutier ordinaire du Roy, 1748-1758. Précédé d’une étude sur le goût et sur le commerce des objets d’art au milieu du xviiie siècle… par Louis Courajod, Paris, 1873, 2 vol. , vol. I, note 1, p. xxiv, note 2, p. lxxxviii, note 4, p. clxxi.

    7. Voir note 1, supra.

    8. Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , p. 241, note que le Christ crucifié n’apparaît jamais dans l’œuvre de jeunesse de Van Dyck – une notation sur laquelle il paraît donc possible de revenir.

    9. Pratique analysée par Chr. Tümpel dans Amsterdam et Berlin, 2006 Rembrandt. Genie auf der Suche (catalogue d’exposition, Amsterdam, Museum Het Rembrandthuis, 2006 ; Berlin, Gemäldegalerie, 2006), Cologne, 2006. , p. 146 et suiv.

    10. Lille, palais des Beaux-Arts, P. 89. Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , III. 25.

    11. Jacksonville, Cummer Museum, C.0.131.1. Haeger, 2011 Barbara Haeger, « Rubens’ Singular Tribute to Adam Elsheimer », in Aemulatio. Imitation, emulation and invention in Netherlandish art from 1500 to 1800. Essays in honor of Eric Jan Sluijter, Zwolle, 2011, p. 103-115. , p. 107.

    12. Jaffé, 1989 Michael Jaffé, Rubens. Catalogo completo, Milan, 1989. , nº 135C (volet droit du triptyque), p. 174.

    13. Titre complet : Opticorum libri sex philosophis juxta ac mathematicis utiles (Six livres sur l’optique, utiles aux philosophes comme aux mathématiciens). Je remercie Emmanuel Coquery d’avoir attiré mon attention sur ce livre et sa portée.

    14. Sur Huyssens et ses liens avec Aguilon, voir Braun, 1907 Joseph Braun, Die belgischen Jesuitenkirchen. Ein Beitrag zur Geschichte des Kampfes zwischen Gotik und Renaissance, Fribourg-en-Brisgau, 1907. , p. 298 ; sur Aguilon et son intérêt pour l’architecture à l’italienne, voir ibid., p. 305.

    15. Opticorum libri sex, p. 40. Voir note 13, supra.

    16. Voyez, au Louvre : Gaspard de Crayer, La Vierge et l’Enfant Jésus avec les saints Dominique, Antoine, Augustin et les saintes Monique, Dorothée et Barbe (vers 1645-1650, INV. 1186) ; Philippe de Champaigne, L’Assomption de la Vierge (vers 1629-1630, M.I. 333).

    17. Bauman et Liedtke, 1992 Guy C. Bauman et Walter Liedtke, Flemish Paintings in America. A Survey of Early Netherlandish and Flemish Paintings in the Public Collections of North America, Anvers, 1992. , p. 57.

    18. Lammertse et Vergara, 2012 Friso Lammertse et Alejandro Vergara (dir.), El joven Van Dyck (catalogue d’exposition, Madrid, Museo Nacional del Prado, 2012-2013), Madrid, 2012. , p. 51-52, commente le Silène ivre soutenu par des satyres de la National Gallery, à Londres (vers 1620-1621, NG853), une œuvre à laquelle collaborèrent sans doute divers membres de l’atelier de Rubens, parmi eux Van Dyck – mais surtout celui de Dresde (Gemäldegalerie Alte Meister, 1017 ; Lammertse et Vergara, 2012 Friso Lammertse et Alejandro Vergara (dir.), El joven Van Dyck (catalogue d’exposition, Madrid, Museo Nacional del Prado, 2012-2013), Madrid, 2012. , p. 120, fait allusion à l’œuvre perdue de Berlin, citée par Glück, 1931 Gustav Glück, Van Dyck. Des Meisters Gemälde in 571 Abbildungen, Berlin et Stuttgart, coll. « Klassiker der Kunst », 1931. , p. 15 et 518-519).

    19. Vey, 1962 Horst Vey, Die Zeichnungen Anton van Dycks (Monographien des « Nationaal Centrum voor de Plastische Kunsten van xvide en xviide Eeuw »), Bruxelles, 1962, 2 vol. (le premier consacré aux textes et notices, le second aux illustrations). , nº 78, ill. 105 ; Lammertse et Vergara, 2012 Friso Lammertse et Alejandro Vergara (dir.), El joven Van Dyck (catalogue d’exposition, Madrid, Museo Nacional del Prado, 2012-2013), Madrid, 2012. , nº 54. Le dessin du Louvre est, peut-être, selon Vey, à placer peu avant le tableau naguère à Berlin, de même sujet (Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , I. 22), montrant un Christ jupitérien.

    20. Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , I. 51 : le corps du Christ est nettement athlétique.

    21. No 54.4. Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , II. 10.

    22. Judson, 2000 J. Richard Judson, « The Passion of Christ », Corpus Rubenianum Ludwig Burchard, vol. VI, Turnhout, 2000. , fig. 107 ; Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , III. 24.

    23. Ernest Renan, dans sa Vie de Jésus (1863, p. 420), précise que « la boisson ordinaire des soldats romains, mélange de vinaigre et d’eau », est appelée « posca ».

    24. L’hysope médicinale ne pousse pas en Galilée ; dans la Bible, il doit s’agir, vraisemblablement, de marjolaine ou d’origan, appartenant à la même famille. Le mot « hysope » vient de l’hébreu, via le grec, et veut dire « herbe sainte ». Le Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Larousse note : « Quant à la plante ou aux plantes désignées sous le nom d’hysope dans la Bible ou les auteurs grecs, on n’est pas d’accord à ce sujet. »

    25. Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , IV. 15.

    26. Judson, 2000 J. Richard Judson, « The Passion of Christ », Corpus Rubenianum Ludwig Burchard, vol. VI, Turnhout, 2000. , nº 11.

    27. Ducos et Savatier Sjöholm, 2013 Blaise Ducos et Olivia Savatier Sjöholm (dir.), Un Allemand à la cour de Louis XIV. De Dürer à Van Dyck, la collection nordique d’Everhard Jabach (catalogue d’exposition, Paris, musée du Louvre, 2013), Paris, 2013. , nº II-II.

    28. Judson, 2000 J. Richard Judson, « The Passion of Christ », Corpus Rubenianum Ludwig Burchard, vol. VI, Turnhout, 2000. , cat. 52, donne comme dimensions de la toile de Valenciennes : 320 × 195 cm.

    29. Les artistes renouent alors avec des formats pratiqués, déjà, au xve siècle (auquel on associe plutôt de petits ou moyens tableaux de dévotion) : L’Empereur Othon III répare l’injustice qu’il commit (sur panneau, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 1447), de Dieric Bouts, mesure 323,5 cm de haut.

    30. Müller Hofstede, 1967 Justus Müller Hofstede, « Vier Modelli von Rubens », Pantheon, vol. XXV, Munich, 1967, p. 430-444. , p. 431 et 442-443. Peut-être le tableau passé en vente le 29 mai 1824, Christie’s, Londres (vente Ramsay Richard Reinagle, voir Lugt, Répertoire Frits Lugt, Répertoire des catalogues de ventes publiques intéressant l’art ou la curiosité, La Haye, 1938-1964 (vol. I-III) ; Paris, 1987 (vol. IV). Voir aussi l’édition du répertoire en ligne. , nº 10689), lot 18 ; et, déjà, le 27 mars 1822, George Stanley, Londres (vente Christian William Huybens, voir Lugt, Répertoire Frits Lugt, Répertoire des catalogues de ventes publiques intéressant l’art ou la curiosité, La Haye, 1938-1964 (vol. I-III) ; Paris, 1987 (vol. IV). Voir aussi l’édition du répertoire en ligne. , nº 10213), lot 81.

    31. Arents, 2001 Prosper Arents, De Bibliotheek van Pieter Pauwel Rubens. Een reconstructie, Anvers, 2001. , p. 362. Ce type d’ouvrage connut un développement mémorable au xviie siècle avec, en particulier, L’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales (1608).

    32. Mâle, 1932 Émile Mâle, L’Art religieux après le concile de Trente. Étude sur l’iconographie de la fin du xvie siècle, du xviie siècle, du xviiie siècle. Italie, France, Espagne, Flandres, Paris, 1932. , p. 272.

    33. Braun, 1907 Joseph Braun, Die belgischen Jesuitenkirchen. Ein Beitrag zur Geschichte des Kampfes zwischen Gotik und Renaissance, Fribourg-en-Brisgau, 1907. , p. 345 et 346. Voir Martin, 1968 John Rupert Martin, « The Ceiling Paintings for the Jesuit Church in Antwerp », Corpus Rubenianum Ludwig Burchard, vol. I, Londres et New York, 1968. , p. 31 et suiv., et p. 213 le texte du contrat entre Rubens et le P. Tirinus.

    34. https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/palissy/IM09000126, consulté le 1er août 2019.

    35. Moulier, 2007 Pascale Moulier, La Peinture religieuse en Haute-Auvergne, xviie-xxe siècles, Saint-Just-près-Brioude, 2007. , p. 179.

    36. Gowing, 1973 Lawrence Gowing (dir.), Watercolour and Pencil Drawings by Cézanne (catalogue d’exposition, Laing Art Gallery, Newcastle upon Tyne, 1973), Londres, 1973. , nº 21.