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    Antoon Van Dyck

    Vénus demandant à Vulcain des armes pour Énée

    Notes sur l’état de l’œuvre

    cat16_p0Peinture rentoilée (support en très bon état) dont les coutures marquent la couche picturale. Le tableau a été agrandi avec deux bandes au niveau supérieur (avec une toile très proche de l’originale) et une au niveau inférieur (bande fragmentée en cinq morceaux), que l’on a décidé de garder ; ces morceaux sont assemblés par collage sur la toile de rentoilage, un mastic assurant les liaisons ; il est probable que les agrandissements sont postérieurs à l’entrée de l’œuvre dans la collection du roi (initialement, le tableau mesurait environ 200 × 142 cm) ; 1949 : nettoyage superficiel et régénération du vernis ; 2007 : refixage, retouches ponctuelles (en particulier au niveau des coutures)1.

    Historique

    cat16_p1Louis XIV (acquis entre 1683 et 1709) ; 1709 : mentionné dans l’inventaire Bailly2 ; transféré de Versailles aux Tuileries en 17913 ; 1791 : il figure dans la liste de « huit tableaux avec les bordures envoyés au château des Tuileries le 28 décembre 1791, lesquels tableaux doivent être maintenant au Louvre4 » ; 1793 : exposé à l’ouverture du Muséum (nº 143, 10e travée) ; mars 1946 : retour du château de Montal.

    Bibliographie

    cat16_p2Descamps, 1753-1764 Jean-Baptiste Descamps, La Vie des peintres flamands, allemands et hollandois, avec des portraits gravés en taille-douce, une indication de leurs principaux ouvrages, et des réflexions sur leurs différentes manières, Paris, 1753-1764, 4 tomes. , tome II, p. 21-22 ; Toulongeon, 1802-1808 François Emmanuel Toulongeon [d’Emskerque de Toulongeon], Manuel du Muséum français, avec une description analytique et raisonnée de chaque tableau, indiqué au trait par une gravure à l’eau forte, tous classés par écoles, et par œuvre des grands artistes, Paris, 1802-1808, 9 vol. , vol. 6 ; Filhol et Lavallée, 1804-1815 Galerie du musée Napoléon, publiée par Filhol, graveur, et rédigée par Lavallée (Joseph)…, Paris, 1804-1815, 12 vol. , vol. 3, pl. 170 ; Landon, 1823-1835 Charles Paul Landon, Annales du musée et de l’école moderne des Beaux-Arts, Paris, 1823-1835 (2e édition), 17 vol. , vol. I, pl. 60 ; Smith, 1829-1842 John Smith, A Catalogue Raisonné of the Works of the Most Eminent Dutch, Flemish and French Painters…, Londres, 1829-1842, 9 vol. dont un supplément. , vol. III, nº 140, p. 39 ; Morse, 1834 Samuel F. B. Morse, Descriptive Catalogue of the Pictures… From the Most Celebrated Masters, Copied into the Gallery of the Louvre, Painted in Paris in 1831-32, New York, 1834 (1re édition 1833). , nº 430, p. 199 ; Villot, 1852 Frédéric Villot, Notice des tableaux exposés dans les galeries du Musée national du Louvre. 2e partie. Écoles allemande, flamande et hollandaise, Paris, 1852. , nº 140 ; Guiffrey, 1882 Jules Guiffrey, Antoine Van Dyck. Sa vie et son œuvre, Paris, 1882. , nº 273, p. 254 ; Engerand, 1899 Fernand Engerand, Inventaire des tableaux du roy rédigé en 1709 et 1710 par Nicolas Bailly, publié pour la première fois avec des additions et des notes par Fernand Engerand, Paris, 1899. , p. 258 ; Cust, 1900 Lionel Cust, Anthony Van Dyck. An Historical Study of His Life and Works, Londres, 1900. , nº III-106, p. 252 ; Catalogue Paris, 1903 Catalogue sommaire des peintures exposées dans les galeries du Musée national du Louvre (tableaux et peintures décoratives), Paris, 1903 (1re édition 1889). , nº 1 965, p. 167 ; Schaeffer, 1909 Emil Schaeffer, Van Dyck. Des Meisters Gemälde in 537 Abbildungen, Leipzig et Stuttgart, coll. « Klassiker der Kunst », 1909. , p. 120 ; Communaux, 1914 Eugène Communaux, « Emplacements actuels des tableaux du musée du Louvre catalogués par Frédéric Villot (écoles du Nord) », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français. Année 1914, Paris, 1914, p. 208-287. , nº 130 ; Demonts, 1922 Louis Demonts, Musée national du Louvre. Catalogue des peintures exposées dans les galeries. III. Écoles flamande, hollandaise, allemande et anglaise, Paris, 1922. , nº 1 965, p. 12 ; Michel, 1929 Édouard Michel, La Peinture au musée du Louvre. École flamande, Paris, 1929. , pl. 89-90, p. 86-87 ; Glück, 1931 Gustav Glück, Van Dyck. Des Meisters Gemälde in 571 Abbildungen, Berlin et Stuttgart, coll. « Klassiker der Kunst », 1931. , fig. 267, p. 548 ; Van den Wijngaert, 1943 Frank Van den Wijngaert, Antoon Van Dyck, Anvers, 1943. , p. 93 ; Bouchot-Saupique, 1947 Jacqueline Bouchot-Saupique, La Peinture flamande du xviie siècle au musée du Louvre, Bruxelles, 1947. , pl. 24, p. 67-68 ; Arschot, 1949 Comte d’Arschot, « Réflexions sur l’exposition Van Dyck », Les Arts plastiques, Bruxelles, juillet-août 1949, p. 261-274.  ; Van den Wijngaert, 1949 Frank Van den Wijngaert, Van Dyck Tentoonstelling (catalogue d’exposition, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen, 1949), Anvers, 1949. , nº 22, fig. 13, p. 23-24 ; Sterling, 1960 Charles Sterling (dir.), Exposition de 700 tableaux de toutes les écoles, antérieurs à 1800, tirés des réserves du département des Peintures (catalogue d’exposition, Paris, musée du Louvre, 1960), Paris, 1960. , nº 211 ; Brejon de Lavergnée, Foucart et Reynaud, 1979 Arnauld Brejon de Lavergnée, Jacques Foucart et Nicole Reynaud, Catalogue sommaire illustré des peintures du musée du Louvre. I. Écoles flamande et hollandaise, Paris, 1979. , p. 51 ; Held, 1980 Julius Samuel Held, The Oil Sketches of Peter Paul Rubens. A Critical Catalogue, Princeton, 1980, 2 vol. , vol. II, nº 125 ; Larsen, 1980 Erik Larsen, L’Opera completa di Van Dyck, Milan, 1980, 2 vol. , vol. II, nº 579a ; Borjon, 1987 Michel Borjon, « La galerie du château de Guermantes », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français. Année 1985, Paris, 1987, p. 105-128. , p. 128 ; Larsen, 1988 Erik Larsen, The Paintings of Anthony Van Dyck, Lingen, 1988, 2 vol. , vol. I, p. 274, et vol. II, nº 748, p. 296 ; Wheelock, 1990 Arthur K. Wheelock (dir.), Anthony Van Dyck (catalogue d’exposition, Washington, National Gallery of Art, 1990-1991), Washington, 1990. , nº 56, p. 227-228 ; Gautier, [1867] 1994 Théophile Gautier, Guide de l’amateur au musée du Louvre, Paris, 1994 (1re édition 1867). , p. 128 ; Barnes et al., 1997 Susan J. Barnes, Piero Boccardo, Clario Di Fabio et Laura Tagliaferro (dir.), Van Dyck a Genova. Grande pittura e collezionismo (catalogue d’exposition, Gênes, Palazzo Ducale, 1997), Milan, 1997. , p. 127 ; Blake, 1999 Robin Blake, Anthony Van Dyck. A Life, 1599-1641, Londres, 1999. , p. 237 ; Stewart, 2000 John Douglas Stewart, « Reflections on Eroticism, Love and the Antique in Van Dyck’s Art », Apollo, vol. CLII, nº 462, Londres, août 2000, p. 26-33. , p. 29, et note 51, p. 33 ; Dubreuil, 2002 Marie-Martine Dubreuil, « Le catalogue du Muséum français (Louvre) en 1793. Étude critique », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français. Année 2001, Paris, 2002, p. 125-165. , nº 143, p. 137 ; Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , III. 57 ; Gustin-Gomez, 2006 Clémentine Gustin-Gomez, Charles de La Fosse, 1636-1716. Le maître des modernes, Dijon, 2006, 2 vol. , vol. I, p. 67 et 157 ; Kennedy et Meslay, 2006 Elizabeth Kennedy et Olivier Meslay (dir.), Les Artistes américains et le Louvre (catalogue d’exposition, Paris, musée du Louvre, 2006), Paris, 2006. , p. 96-97 ; Foucart, 2009 Jacques Foucart, Catalogue des peintures flamandes et hollandaises du musée du Louvre, Paris, 2009. , p. 128 ; Brownlee, 2014 Peter John Brownlee (dir.), Samuel F. B. Morse’s “Gallery of the Louvre” and the Art of Invention, Chicago, 2014. , p. 12, 26 et 161.

    1cat16_p3Une des compositions les plus intrépides de Van Dyck, sciemment anti-rubénienne (types physiques, masculin comme féminin ; cadrage). Image d’un grand artifice, exemple précoce de la « careless romance », traditionnellement située dans la période anglaise.

    Peinture de Van Dyck représentant la déesse Thétis, accompagnée de six petits Amours, s'adressant à Vulcain.
    Fig. 16-1 Antoon Van Dyck, Thétis et Vulcain, vers 1630, huile sur toile, 107 × 144,5 cm, Potsdam, château de Sanssouci, GK I 7762. Photo © Stiftung Preußische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg (SPSG ) / Roland Handrick
    La déesse Thétis, à demi drapée dans un grand voile pourpre qui lui enveloppe le bas du corps et flotte au vent derrière elle, tient contre elle une pièce d’armure. Un petit amour l’aide à maintenir cette cuirasse. Quatre autres petits amours jouent derrière elle avec un casque, une épée et un bouclier, tandis qu’un autre amour vole dans le ciel en visant avec son arc et une flèche. Cette partie droite du tableau se détache sur un fond de ciel nuageux éclairé par la lumière du soleil, tandis que dans la partie gauche s’ouvre la grotte de Vulcain. Le dieu, à demi nu, tend le bras vers Thétis pour lui remettre la cuirasse. D’autres pièces d’armure sont dispersées à ses pieds sur le sol. Un des forgerons du dieu se tient derrière Thétis et regarde la scène.

    2cat16_p4Le tableau du Louvre montrant Vénus demandant à Vulcain des armes pour Énée a pu être analysé comme une dérivation d’un autre Van Dyck, datable vers 1630 et conservé en Allemagne, au château de Sanssouci5. Le point de vue est cependant différent (la contre-plongée dans le tableau parisien est très nette), et même le type physique féminin n’apparaît que superficiellement similaire, d’un tableau l’autre (fig. 16-1). Surtout, le peintre, tout en gardant la largeur du tableau allemand (144,5 cm), a doublé sa hauteur (107 cm). Le résultat, à Paris, est une peinture d’un rare dynamisme. Notons que, dans Vénus demandant à Vulcain des armes pour Énée, Van Dyck a resserré son cadrage, comprimant son espace, alors même qu’il dilatait son format en hauteur. La maîtrise de ce changement de focale n’est pas la moindre des qualités de l’INV. 1234.

    Dessin de Turner, à peine esquissé, représentant les silhouettes de Vénus, d'un Amour et de Vulcain, d'après le tableau de Van Dyck, sur un papier brun.
    Fig. 16-2 Joseph Mallord William Turner, Études (carnet de croquis du Louvre), 1802, graphite sur papier, 12,8 × 11,4 cm, Londres, Tate Britain, D04291. Photo © Tate
    Cette étude à peine esquissée présente trois silhouettes. La plus distincte est celle de gauche qui représente une jeune femme à demi-nue, drapée dans un voile dont un pan flotte au vent derrière sa tête. Elle tend le bras vers la silhouette d’un petit enfant. Une silhouette légèrement courbée se tient à droite.

    3cat16_p5Le tableau, acquis sous le règne du Roi-Soleil, est une toile ayant eu la faveur de plusieurs artistes : Turner, dans son carnet de croquis faits au fil de ses visites au Louvre en 1802, jeta sur une page les silhouettes des protagonistes6 (fig. 16-2). Le musée Napoléon ne devait pas être le seul à offrir de telles rencontres : à Paris, sous la monarchie de Juillet, Samuel Morse, dans sa restitution (idéale) du salon Carré, y fit figurer le Van Dyck7.

    4cat16_p6L’épisode mis en scène dans la toile du Louvre est à chercher dans l’Énéide de Virgile. Van Dyck use ici d’une grande licence poétique, dans la mesure où il montre un moment absent du chant VIII où se trouve évoquée la confection, par Vulcain, d’armes destinées au fils de Vénus, Énée. En effet, les vers 370 à 453 décrivent les ruses amoureuses de la déesse pour convaincre son époux de faire exécuter, par ses cyclopes forgerons, des armes pour le héros troyen. Plus avant dans le texte, vers 608 et suivants, Vénus apporte les armes à son fils ; celles-ci, notamment le bouclier, sont décrites. Van Dyck n’a naturellement pas cherché à illustrer les armes nommées par le poète latin ; il a peint une armure contemporaine, semblable à celle dont il vêtit, par exemple, Jean, comte de Nassau-Siegen, dans son portrait datable vers 1628-1629 (château de Vaduz8).

    Peinture de Rubens représentant, dans la scène centrale, Vulcain remettant à Thétis un bouclier.
    Fig. 16-3 Pierre Paul Rubens, Thétis recevant de Vulcain les armes d’Achille, 1630, huile sur panneau, 108 × 126 cm, Pau, musée des Beaux-Arts, 887.5.1. Photo © Pau, musée des Beaux-Arts
    Dans un encadrement architectural présentant deux statues en termes, une féminine et une masculine, qui soutiennent un entablement, la déesse Thétis, à demi drapée dans un grand voile rouge, est figurée assise de profil. Le dieu Vulcain, drapé de bleu, lui remet un grand bouclier rond. Une nymphe et un petit amour qui se tient entre les bras de Thétis l’aident à soutenir le lourd bouclier. À l’arrière-plan, le feu de la forge brille, un forgeron tient d’autres pièces d’armure, un petit amour vole dans les airs en tenant un casque que vient de lui remettre un autre forgeron. Dans la partie supérieure, deux petits amours soutiennent une guirlande chargée de fruits.

    5cat16_p7Le traitement, par Van Dyck, de la remise des armes forgées par Vulcain a été rapproché de celui qu’en fit Rubens, et qui nous est parvenu par une esquisse du maître (Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen), comme par un tableau achevé, au musée des Beaux-Arts de Pau9 (fig. 16-3). Il s’agit cependant de Thétis recevant les armes pour Achille10. La pose de Vulcain chez Rubens, en particulier, est proche de celle chez Van Dyck – mais cela est dû à des sources communes, le torse du Belvédère ou, toujours à Rome, les ignudi de la chapelle Sixtine. Chercher des affinités entre les compositions des deux Flamands est, en vérité, trompeur : Van Dyck, avec la Vénus du Louvre, s’éloigne du type physique rubénien. Vaguement androgyne, élancée, vraiment descendue des cieux, la Vénus vandyckienne est à mille lieues de la Thétis de Rubens, bien terrestre malgré sa nature marine11. Les termes qui, chez Rubens, flanquent la composition et installent un espace ambigu en mobilisant les codes de la tapisserie, achèvent de distancer notre tableau de celui de Pau.

    Gravure d'après Rubens montrant Vénus, agenouillée, donnant le sein à l'un des trois Amours qui se pressent devant elle.
    Fig. 16-4 Cornelis Galle le Jeune d’après Pierre Paul Rubens, Vénus allaitant trois amours, années 1630 (?), burin, 21,3 × 17,5 cm, Cologne, Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud, Graphische Sammlung, 13938. Photo © Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud, Graphische Sammlung / Stanislaw Rusch
    Sur cette estampe, la déesse Vénus est figurée accroupie, dénudée et à demi drapée dans un grand voile. Elle se penche pour allaiter un petit amour ailé qui se tient debout devant elle. Deux autres petits amours, l’un debout, l’autre assis sur le sol, lèvent leurs bras vers la déesse. La scène se passe dans un paysage indéfini, des plantes sont représentées avec précision à gauche de l’estampe, un arrière-plan de ciel nuageux emplit tout le côté droit.

    6cat16_p8Il vaut la peine de souligner l’écart entre Van Dyck et Rubens, tant le type rubénien était omniprésent, disséminé par la gravure (fig. 16-4). Les tableaux des deux artistes sont visiblement en dialogue : chez Rubens, un amour s’apprête à remettre à un triton le casque de l’armure, alors que le tableau du Louvre montre un amour ouvrant la voie à Vénus, l’épée de l’armure d’Énée sur l’épaule. Enfin, des considérations plus générales, par exemple en rapport avec le tableau conservé à Bruxelles (Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 1372), Vénus dans la forge de Vulcain, n’auraient guère de sens : ce dernier est le résultat d’un remontage complexe, sans doute du xviiie siècle12. En revanche, on risquera ici un renvoi à La Forge de Vulcain du Tintoret (vers 1576-1577, Venise, Fondazione Musei Civici di Venezia, Palazzo Ducale, Sala dell’Anticollegio) : vers 1616-1617, Rubens emprunta à ce tableau un cyclope pour en faire une figure repoussoir au premier plan de ses Miracles de saint François Xavier (Vienne, Kunsthistorisches Museum, Gemäldegalerie, GG 519). Actif précisément dans ces années chez Rubens, le jeune Van Dyck put avoir connaissance, à travers des études de son maître, du modèle vénitien et de son traitement en frise. Sa composition tournoyante et ascensionnelle serait alors une réaction à l’idée (un rien sage ?) du Tintoret13.

    7cat16_p9Van Dyck maîtrise ici, dans un format plutôt étroit, une composition mouvementée. Vulcain semble agir comme figure repoussoir, mais ce n’est pourtant pas lui qui occupe le premier plan14 ; les Cyclopes – représentés comme des hommes – s’affairent dans une pénombre que l’on devine rougeoyante, le foyer de la forge à senestre étant activé par l’un des deux, tandis que l’autre martèle une pièce posée sur l’enclume ; un amour (brun) s’est emparé de l’épée, dans son fourreau de velours rouge, et enjambe casque et garde-bras – le fait qu’il se tienne comme sur un promontoire donne évidemment un beau dynamisme à l’ensemble ; un autre amour (blond), particulièrement gracieux, paraît s’accrocher à Vénus, comme un enfant à sa mère (à moins qu’il ne cherche, dans un délicieux mouvement de feinte pudeur, à empêcher le tissu protecteur de glisser le long de la peau de la reine des désirs), et contribue, par son échelle réduite, à creuser l’espace entre les plans ; enfin, au-dessus de la scène vole Cupidon, avec arc et flèches, très clairement occupé à dompter Vulcain.

    8cat16_p10C’est Vénus souveraine qui s’avance, dans un tourbillon d’étoffes de satin rose, respectant tant le contrapposto des belles antiques que l’esthétique vénitienne. Alors qu’elle franchit une butée rocheuse, elle descend déjà dans la forge elle-même : l’impression de mouvement, très théâtrale, est extrême. Les proportions de la déesse ont été volontairement modifiées par Van Dyck, lequel a peint ici un tableau di sotto in su, en contre-plongée. S’agirait-il d’un plafond15 ? On parle d’ordinaire de dessus de cheminée. Les dimensions inhabituelles de la toile s’expliqueraient mieux. Vénus fait signe tant vers les armes en train d’être fabriquées (main droite) que vers celles qui sont prêtes (main gauche), alors même que son regard répond à celui, dominé, de Vulcain. Les lignes suggérées par les flèches de Cupidon accentuent encore cette impression d’un jaillissement de traits : Vénus paraît, et tout cède.

    Peinture de Titien montrant Danaé, nue et allongée sur un lit, des pieces d'or tombant sur elle.
    Fig. 16-5 Tiziano Vecellio, dit Titien, Danaé, vers 1544-1545, huile sur toile, 120 × 172 cm, Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte, Q134. Photo © Fototeca della Direzione Regionale Musei Campania
    Allongée sur un lit et mollement appuyée sur des coussins blancs, Danaé, une jeune femme blonde représentée nue à l’exception d’un voile de pudeur et de quelques bijoux (une boucle d’oreille, un bracelet et une bague), regarde une pluie de pièces d’or qui jaillit dans une nuée de la partie supérieure du tableau. À droite, debout sur le lit, un petit amour qui tient un arc lève la tête pour regarder la pluie d’or et fait un mouvement du bras en signe de surprise. Un rideau rouge ferme la composition à gauche. À l’arrière-plan, derrière une colonne, un paysage de campagne semble illuminé par le crépuscule.

    9cat16_p11Avec ce tableau, Van Dyck semblerait s’écarter du canon féminin de Titien (Vénus Anadyomène à Édimbourg, Vénus d’Urbin, Vénus et le joueur de luth à New York…), si la Danaé conservée à Naples ne venait à l’esprit16 (fig. 16-5). Celle-ci représente, à peu de chose près, le modèle de la Vénus demandant à Vulcain des armes pour Énée du Louvre. Tête menue, cheveux blond vénitien, long corps puissant, presque massif – la beauté aujourd’hui à Naples, alanguie, est juste moins athlétique que celle de Van Dyck qui avait besoin, pour sa scène, d’un personnage en tension17. L’artiste aura vu en Italie l’une des versions de cette célébrissime composition.

    Peinture de Titien montrant un grand taureau blanc emmenant la princesse Europe sur son dos.
    Fig. 16-6 Tiziano Vecellio, dit Titien, L’Enlèvement d’Europe, 1559-1562, huile sur toile, 178 × 205 cm, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum, P26e1. Photo © Isabella Stewart Gardner Museum, Boston
    Dans une mer bordée de hautes montagnes bleutées, un grand taureau blanc, à la tête couronnée de fleurs, bondit dans l’eau vers la droite et tourne la tête pour regarder de face de ses grands yeux bruns. Il porte sur son dos Europe, jeune femme à demi-vêtue d’une robe blanche mouillée qui souligne ses formes. Elle se débat tout en agrippant d’une main une corne du taureau et de l’autre un grand voile rouge qui flotte au vent, et lève la tête vers le ciel. Un petit amour monté sur un dauphin stylisé les suit en levant la tête pour regarder Europe. Deux autres amours les suivent en volant, l’un portant un arc, l’autre un arc et des flèches. Sur le rivage, à l’arrière-plan, de petites silhouettes féminines semblent courir.

    10cat16_p12L’un des morceaux de pure peinture, dans ce tableau, est constitué par le drapé rose ceignant Vénus et claquant en l’air, telle une oriflamme. C’est un souvenir des effets dont Titien fait bénéficier ses héroïnes, en particulier dans L’Enlèvement d’Europe (fig. 16-6). Artificiel, le procédé est hautement expressif, donnant ici une vie et une sensualité accrues à Vénus. Sans forcer les choses, on perçoit une ligne allant de Titien à Boucher, via Van Dyck. Le commanditaire du tableau, dont on ignore tout, ne pouvait qu’apprécier ce sens de la licence poétique, ce raffinement libre que William Sanderson, parlant du costume féminin, nommait la « careless romance » de Van Dyck.

    11cat16_p13C’est en 1658, dans un traité sur la peinture paru à Londres dans les dernières années du commonwealth puritain, que William Sanderson écrit :

    12cat16_p14« T’is Vandick’s. The first painter that e’re put Ladies Dress into a careless Romance. This way suits well to most fancies, and not improperly befits the various modes, that alter with the time […]. […] if we looke upon Paintings of late ages, how ill doth the apparrell in use then, become the Picture now? A noble custom of the Antients, to be so divers in their dresse, as not seriously to settle upon any; and so of this and other his Pieces of different devised dress [sic]18. »

    13cat16_p15La remarque concerne le portrait contemporain, mais peut s’appliquer au cas d’une déesse de l’Antiquité comme celle figurée dans le tableau du Louvre.

    14cat16_p16Le sens vandyckien de la mise en scène n’exclut pas, au contraire, le goût du détail gracieux : la chevelure de la déesse est prise dans un réseau de perles fines. De façon générale, la matière picturale se distingue, sur l’ensemble du tableau, par sa fluidité et sa finesse. Des différences de ton, comme celles (traditionnelles) qui se voient entre la peau de Vulcain et celle de Vénus, sont traitées avec un sens extrême de la correction.

    15cat16_p17Le tableau du Louvre a été copié, suivant un format similaire (225 × 160 cm) : cette copie sur toile est passée chez Sotheby’s, Londres, le 18 avril 2000 (lot 33). Elle provenait, avec une copie d’une Diane revenant de la chasse par Rubens (Darmstadt, Hessisches Landesmuseum), d’une même collection française. Est-ce à dire que l’original de Rubens et celui de Van Dyck aient pu se côtoyer, avant leurs entrées respectives dans des collections princières, chez un même collectionneur ? Le tableau de Rubens a rejoint au xixe siècle les collections bavaroises, après être passé entre les mains de Ghijsbrecht Van Colen, marchand anversois de la fin du xviie siècle lié, par alliance, à la famille de Rubens. Le tableau du Louvre est rentré, quant à lui, dans les collections royales françaises entre 1683 et 1709, comme la succession des inventaires l’indique19. En droit, il n’est pas impossible – le tableau du Louvre ayant été peint durant la seconde période anversoise de Van Dyck – que les deux œuvres aient voisiné chez Van Colen (où elles auraient été copiées). On ne saurait aller plus avant. Enfin, il importe de ne pas confondre cette copie sur le marché en 2000 avec celle, signalée en collection privée toulousaine en 1967, mesurant 120 × 90 cm (copie n’incluant pas l’agrandissement en partie haute), ni avec celle, plus petite, sur le marché en 1998 (Phillips, Londres, 16 décembre 1998, lot 210).

    16cat16_p18Le musée des Beaux-Arts de Strasbourg possède une œuvre sur papier contrecollé sur toile (1650), souvent vue comme copie ancienne d’après la toile du Louvre20. Ce dessin – qui semble bien relever d’une vraie personnalité artistique, peut-être un Flamand de ces années-là – comporte cependant plusieurs variantes ; se pourrait-il qu’il s’agisse d’une réplique inspirée par un état intermédiaire du tableau de Van Dyck ? Au moins est-ce là une œuvre en rapport direct avec la composition du peintre, contrairement à un Amour vainqueur (vente Dorotheum, Vienne, 6 octobre 2009, 2e vente, lot 155), rapproché sans raison de notre tableau21.

    17cat16_p19Copies diverses : par A. Colin, figurant dans sa vente des 9 et 10 mars 1860, hôtel Drouot, Paris, lot 108 ; en collection privée toulousaine, toile, 120 × 90 cm (signalée en 1961, puis 1967) ; à Caracas (signalée en 1971) ; vente palais Galliera, Paris, 1er décembre 1972, lot 21, toile, 110 × 90,5 cm ; vente Drouot, Paris, 20 décembre 1996, lot 102, toile, 187 × 140 cm ; vente Phillips, Londres, 16 décembre 1998, lot 210, toile, 63,5 × 50,8 cm (ancienne collection Johan Adolf Bergs) ; château de Guermantes, toile, 208 × 112 cm22 ; copie, Walker Art Gallery, Liverpool, 118223 ; copie, musée des Beaux-Arts de Besançon, toile, 125 × 98,5 cm, 855.11.3. Le Vénus et Vulcain de Charles de La Fosse (Nantes, musée des Beaux-Arts) se souvient de notre tableau24 ; Chataignier et Langlois Jeune l’ont gravé.

    1. Dossier C2RMF : F15741 ; dossier de restauration : P3343.

    2. « 17° Un tableau représentant Vénus qui fait forger les armes d’Énée, sur le devant paroit un enfant portant un sabre dans son fourreau ; figures de petite nature ; ayant de hauteur 6 pieds sur 4 pieds 4 pouces de large ; dans sa bordure dorée. Paris. Petit cabinet du Luxembourg. » (Engerand, 1899 Fernand Engerand, Inventaire des tableaux du roy rédigé en 1709 et 1710 par Nicolas Bailly, publié pour la première fois avec des additions et des notes par Fernand Engerand, Paris, 1899. , p. 258). Bruno Mottin rappelle : « Le pied du roi mesurant 32,5 cm et le pouce 2,7 cm, les dimensions du tableau sont alors de 196,2 cm et 141,6 cm » (dossier C2RMF : F15741, rapport du 26 février 2016).

    3. Bresc-Bautier et al., 2016 Geneviève Bresc-Bautier, Guillaume Fonkenell, Yannick Lintz et Françoise Mardrus (dir.), Histoire du Louvre, Paris, 2016, 3 vol. , vol. I, p. 590.

    4. Archives nationales, F17 1059, nº 1, voir Guiffrey et Tuetey, 1910 Jean Guiffrey et Alexandre Tuetey, La Commission du Muséum et la création du musée du Louvre (1792-1793), Paris, 1910. , p. 22.

    5. Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , III. 56, note que le groupe central de la composition de Potsdam réapparaît, avec variations, dans le tableau de Paris. Le drapé rose tournoyant comme l’idée du face-à-face avec le dieu forgeron sont évidemment communs aux deux toiles.

    6. Londres, Tate Britain, D04291.

    7. Chicago, Terra Foundation for American Art, 1992.51, 1831-1833 (Kennedy et Meslay, 2006 Elizabeth Kennedy et Olivier Meslay (dir.), Les Artistes américains et le Louvre (catalogue d’exposition, Paris, musée du Louvre, 2006), Paris, 2006. ).

    8. Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , III. 110.

    9. Voir Held, 1980 Julius Samuel Held, The Oil Sketches of Peter Paul Rubens. A Critical Catalogue, Princeton, 1980, 2 vol. , vol. II, cat. 125, et, plus récemment, Wheelock, 1990 Arthur K. Wheelock (dir.), Anthony Van Dyck (catalogue d’exposition, Washington, National Gallery of Art, 1990-1991), Washington, 1990. , nº 56, p. 227-228.

    10. Ce thème exact, il est vrai, se retrouve dans le tableau de Potsdam ; voir Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , III. 56.

    11. Robin Blake se trompe lorsqu’il affirme que, derrière la figure de Vénus, se cache un modèle féminin bien réel, une jeune femme aimée de Van Dyck (Blake, 1999 Robin Blake, Anthony Van Dyck. A Life, 1599-1641, Londres, 1999. , p. 237-238) : le dessin androgyne de la Vénus du Louvre renvoie à la manière de composer les corps féminins à l’époque classique, largement calquée sur les modèles masculins, et marquée par ceux de la Renaissance, eux-mêmes privilégiant le corps masculin (Goldstein, 1996 Carl Goldstein, Teaching Art. Academies and Schools from Vasari to Albers, Cambridge et New York, 1996. , p. 164). Rappelons qu’un grand peintre flamand d’une génération précédente, Jacob de Backer (actif à Anvers dans la seconde moitié du xvie siècle), s’est illustré par ses beautés alanguies au canon mêlant féminin et masculin (large bassin, bras de discobole, doigts effilés).

    12. Vander Auwera, 2007 Joost Vander Auwera (dir.), Rubens. A Genius at Work (catalogue d’exposition, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 2007-2008), Bruxelles, 2007. , cat. 115 et suiv.

    13. Voir Gruber, Sander et Weppelmann, 2017 Gerlinde Gruber, Jochen Sander et Stefan Weppelmann, Rubens. Kraft der Verwandlung (catalogue d’exposition, Vienne, Kunsthistorisches Museum, 2017-2018 ; Francfort-sur-le-Main, Städel Museum, 2018), Vienne, 2017. , p. 218-219, pour la transposition rubénienne. Stefan Weppelmann parle, à cet égard, de « dérivation » (p. 205). C’est bien le canon même du personnage de Tintoret qui est revu par le maître d’Anvers, canon passé au tamis de Michel-Ange et de l’antique héroïque.

    14. Dans son Adoration des bergers (Hambourg, Kunsthalle, HK-199), Van Dyck avait fait la preuve qu’il était familier de l’exercice de la figure repoussoir (Barnes et al., 2004 Susan J. Barnes, Nora De Poorter, Oliver Millar et Horst Vey, Van Dyck. A Complete Catalogue of the Paintings, Londres et New Haven, 2004. , III. 4).

    15. Stewart, 2000 John Douglas Stewart, « Reflections on Eroticism, Love and the Antique in Van Dyck’s Art », Apollo, vol. CLII, nº 462, Londres, août 2000, p. 26-33. , p. 29, a l’idée qu’il doit s’agir d’un plafond, ce qui est possible et donne un piquant accru à la composition. Foucart, 2009 Jacques Foucart, Catalogue des peintures flamandes et hollandaises du musée du Louvre, Paris, 2009. , p. 128, n’a pas repris cette notion.

    16. Il existe plusieurs versions de cette composition (Vienne, Madrid, Saint-Pétersbourg).

    17. Les deux nus féminins partagent jusqu’au pied grec, mais cette caractéristique anatomique est assez répandue.

    18. Sanderson, 1658 William Sanderson, Graphice. The Use of the Pen and Pensil. Or, The Most Excellent Art of Painting. In Two Parts, Londres, 1658. , p. 39 (orthographe non modernisée).

    19. Voir notre historique.

    20. Jacquot, Lavallée et Marcle, 2009 Dominique Jacquot, Michèle Lavallée et Céline Marcle (dir.), Peinture flamande et hollandaise, xve-xviiie siècle (catalogue d’exposition, Strasbourg, musée des Beaux-Arts, 2009), Strasbourg, 2009. .

    21. Donné lors de la vente de 2009 à l’atelier de Van Dyck, L’Amour vainqueur, huile sur toile, 118,5 × 106 cm. Larsen, 1980 Erik Larsen, L’Opera completa di Van Dyck, Milan, 1980, 2 vol. , vol. II, nº 579a.

    22. Borjon, 1987 Michel Borjon, « La galerie du château de Guermantes », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français. Année 1985, Paris, 1987, p. 105-128. , p. 128.

    23. Hopkinson et Morris, 1977 Martin Hopkinson et Edward Morris, Walker Art Gallery, Liverpool. Foreign Catalogue, Liverpool, 1977, 2 vol. , vol. I, p. 72.

    24. Stuffmann, 1964 Margret Stuffmann, « Charles de La Fosse et sa position dans la peinture française à la fin du xviie siècle », Gazette des Beaux-Arts, tome LXIV, Paris, juillet-août 1964, p. 1-121. , nº 40 ; et Gustin-Gomez, 2006 Clémentine Gustin-Gomez, Charles de La Fosse, 1636-1716. Le maître des modernes, Dijon, 2006, 2 vol. , vol. I, p. 67 et 157.